
🏆 Prix Goncourt 1975
Momo, dix ans, habite chez Madame Rosa, ancienne prostituée juive reconvertie dans l’élevage de fils de putes, dans une chambre de bonne au sixième étage d’un immeuble de Belleville. De ses vrais parents, Momo ne sait rien, il n’a pour lui que son nom (Mohammed, qu’il trouve con), son origine (arabe) et sa religion (musulman).
J’ai pas honte d’être arabe au contraire, mais Mohammed en France, ça fait balayeur ou main-d’oeuvre. Ça veut pas dire la même chose qu’un Algérien. Et puis Mohammed ça fait con. C’est comme si on disait Jésus-Christ en France, ça fait rigoler tout le monde.
Madame Rosa est vieille et moche, avec ses quatre-vingt-quinze kilos, mais elle a toujours protégé Momo de l’Assistance publique, elle l’a élevé et il l’aime pour ça. Madame Rosa perd la tête petit à petit, elle se peut plus s’occuper d’elle-même mais elle refuse obstinément d’aller à l’hôpital, elle ne veut surtout pas qu’on la force à vivre. Elle a déjà connu Auschwitz, alors l’hôpital, très peu pour elle. Momo comprend, il se bat pour son droit à disposer d’elle-même, et rameute tout le quartier et tout l’immeuble pour maintenir Madame Rosa en vie jusqu’au bout. Il lui fait réciter ses prières en juif quand elle finit par les oublier, il la nettoie et la couche, il la rassure et lui tient la main. A dix ans, bientôt quatorze, Momo est un gamin qui connait déjà tout de la vie, et l’avoir devant lui n’est pas pour le rassurer.
Il cherchait à me faire peur, ce salaud-là, ou quoi? J’ai toujours remarqué que les vieux disent « tu es jeune, tu as toute la vie devant toi », avec un bon sourire, comme si ça leur faisait plaisir.
Le regard de Momo sur le monde qui l’entoure est à la fois naïf et désabusé. Avec une lucidité improbable pour un enfant de dix ans, il nous raconte les femmes « qui se défendent » au Bois de Boulogne, les immigrés noirs entassés par famille entières dans des appartements minuscules, de la xénophobie latente des Français envers tous ceux qui ne « viennent pas de chez nous ». Il nous raconte Monsieur Hamid, vieil homme sénile passant ses vieux jours au café d’en bas, une main sur Les Misérables de Victor Hugo, une autre sur le Saint Coran, mélangeant souvent les deux. Il nous raconte Madame Lola, « traverstite » au Bois de Boulogne et ancien champion de boxe au Sénégal, une personne pas comme les autres, le coeur sur la main, mais pas assez gâtée par la nature pour avoir des enfants à elle.
Pendant longtemps, je n’ai pas su que j’étais arabe parce que personne ne m’insultait. On me l’a seulement appris à l’école.
La Vie devant soi, c’est un concentré d’innocence dévoyée, des réflexions réalistes sur notre société française et ses dérives, sur le système et ses incohérences, la fin de la vie et l’attente de la mort. Momo est un petit garçon attachant, avec sa fâcheuse habitude d’utiliser un mot à la place d’un autre, ses rêves d’être à la fois flic et kamikaze et ses grandes idées sur ce que valent les gens. Momo ne fait pas de cadeaux à cette vie qui ne lui en a pas fait non plus, il rêve de pouvoir tout faire revenir en arrière, comme dans cette salle de doublage où il a atterri un jour par hasard. Momo nous fait bien rire parfois, bien réfléchir le reste du temps et puis bien pleurer vers la fin.
Parce que Momo n’abandonnera pas Madame Rosa, eut-elle seulement trente-cinq cheveux sur le crâne. Il se démène comme un beau diable pour la maintenir en vie, en la rassurant qu’elle n’a pas le cancer, et que ses « états d’habitude » ne sont pas si graves. Grâce à la générosité de Madame Lola et à quelques mensonges bien placés, Momo parvient à rester avec Madame Rosa jusqu’à la mort, jusqu’à ce qu’elle ne réagisse même plus quand il lui montre le portrait de Monsieur Hitler.
Émouvant, drôle, tragique aussi, La Vie devant soi n’a pas démérité de son prix Goncourt, pourtant illégal – Romain Gary l’avait déjà reçu pour Les Racines du Ciel en 1965.
Un roman d’apprentissage à lire et relire.
Je me rappelle que j’avais eu du mal à parler de ce roman, tu as merveilleusement réussi, belle chronique !
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Merci beaucoup !
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Je l’ai lu il y a quelques années, au lycée. Il m’avait transportée et je trouve que tu le résumes vraiment bien. Ca me donne carrément envie de le relire, avec plus de recul et de maturité.
Je me souviens de la qualité de la langue et de l’écriture qui étaient magiques !
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Oh, ça m’a ému ta chronique, et puis relire des passages qui m’ont fait rire alors que c’est de l’ironie made in Gary/Ajar, je m’y attendais pas, j’ai envie de le relire maintenant.
J’avais déjà vu le nom de ton blog mais je n’avais pas eu le temps de m’y attarder, je vais faire un tour ! J’aime beaucoup le design en tout cas 🙂
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Merci beaucoup !
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Merci pour ce billet sur « la vie devant soi » qui a été pour moi une véritable aventure de lecture à sa sortie lorsque nous ne savions pas encore qi en était l’auteur. Je crois que je vais le relire avec grand plaisir.
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Derien, avec plaisir ! Merci pour ce charmant commentaire.
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