Ton absence n'est que ténèbres, Jón Kalman Stefánsson, Editions Grasset, Janvier 2022, Coup de coeur, Islande, Universel

Il y a deux types de lecteurs, ici comme ailleurs : il y a ceux qui cherchent à comprendre la chronologie, la logique de l’intrigue, la cohérence d’ensemble et ceux qui se laissent emporter par la musicalité des mots et l’imagination de l’auteur.rice jusqu’à ne plus savoir ce qu’ils lisent. Pour apprécier ce nouveau roman de Jón Kalman Stefánsson, j’ai dû faire un effort sur moi-même, cesser d’être le premier type pour devenir le deuxième, apprendre à lâcher prise pour laisser l’auteur m’emmener là où bon lui semble. Et forcément, avec un livre pareil, il y a toujours un moment où les mots finissent par résonner en nous, qui que nous soyons. Jón Kalman Stefánsson touche du doigt l’universalité de la littérature et ça, c’est très fort.

Parce que finalement, de quoi parle-t-il ? D’islandais, jeunes et vieux, petits et grands, habitants d’un fjord perdu dans le Nord Ouest du pays, et de cet homme amnésique qui s’attelle à raconter leur histoire, aidé un pasteur-chauffeur de bus qui semble être son ami imaginaire. Mais où se trouve donc l’universalité, me direz-vous. C’est là où l’auteur démontre véritablement tout son génie. Il parle de choses anodines, de personnes aussi simples que vous et moi, de moments quotidiens d’une banalité effrayante et pourtant, c’est comme ça qu’il parvient à nous amener à nous questionner sur des thèmes universels d’une grande puissance philosophique. Il nous parle de l’amour, du bonheur, de la difficulté de vivre parfois et des choix impossibles que nous devons faire souvent.

Sa petite troupe d’islandais lui permet de donner corps à des choses auxquelles nous pensons tous les jours, sans savoir les nommer et les expliciter véritablement, faute d’avoir les bons mots. Mots qu’il a lui, Jón Kalman Stefánsson et qu’il utilise merveilleusement bien dans ce texte, donnant le sentiment qu’il a compris, à lui tout seul, toute la complexité de l’espèce humaine, et de nos sentiments brinquebalants. Ton absence n’est que ténèbres apporte de la lumière dans les recoins les plus cachés de nos coeurs, pour peu qu’on soit prêts à se laisser porter par les mots, au point de ne plus vraiment savoir ce qu’on lit.


Résumé de l’éditeur:

Un homme se retrouve dans une église, quelque part dans les fjords de l’ouest, sans savoir comment il est arrivé là, ni pourquoi. C’est comme s’il avait perdu tous ses repères. Quand il découvre l’inscription « Ton absence n’est que ténèbres » sur une tombe du cimetière du village, une femme se présentant comme la fille de la défunte lui propose de l’amener chez sa sœur qui tient le seul hôtel des environs. L’homme se rend alors compte qu’il n’est pas simplement perdu, mais amnésique : tout le monde semble le connaître, mais lui n’a aucune souvenir ni de Soley, la propriétaire de l’hôtel, ni de sa sœur Runa, ou encore d’Aldis, leur mère tant regrettée. Petit à petit, se déploient alors différents récits, comme pour lui rendre la mémoire perdue, en le plongeant dans la grande histoire de cette famille, du milieu du 19ème siècle jusqu’en 2020. Aldis, une fille de la ville revenue dans les fjords pour y avoir croisé le regard bleu d’Haraldur ; Pétur, un pasteur marié, écrivant des lettres au poète Hölderlin et amoureux d’une inconnue ; Asi, dont la vie est régie par un appétit sexuel indomptable ; Svana, qui doit abandonner son fils si elle veut sauver son mariage ; Jon, un père de famille aimant mais incapable de résister à l’alcool ; Pall et Elias qui n’ont pas le courage de vivre leur histoire d’amour au grand jour ; Eirikur, un musicien que même sa réussite ne sauve pas de la tristesse – voici quelques-uns des personnages qui traversent cette saga familiale hors normes. Les actes manqués, les fragilités et les renoncements dominent la vie de ces femmes et hommes autant que la quête du bonheur. Tous se retrouvent confrontés à la question de savoir comment aimer, et tous doivent faire des choix difficiles.

Ton absence n’est que ténèbres frappe par son ampleur, sa construction et son audace : le nombre de personnages, les époques enjambées, la puissance des sentiments, la violence des destins – tout semble superlatif dans ce nouveau roman de Jón Kalman Stefánsson. Les récits s’enchâssent les uns dans les autres, se perdent, se croisent ou se répondent, puis finissent par former une mosaïque romanesque extraordinaire, comme si l’auteur islandais avait voulu reconstituer la mémoire perdue non pas d’un personnage mais de l’humanité tout entière. Le résultat est d’une intensité incandescente.


Celui qui sait tout ne peut pas écrire. Celui qui sait tout perd la faculté de vivre, parce que c’est le doute qui pousse l’être humain à aller de l’avant. Le doute, la peur, la solitude et le désir. Sans oublier le paradoxe. Vous ne savez pas grand-chose, en effet, mais quand vous écrivez, votre regard a le pouvoir de traverser les murs, les montagnes et les collines. Vous assistez à la division des cellules, vous voyez le président des Etats-Unis trahir sa nation, vous entendez les mots d’amour murmurés à l’autre bout du pays, les sanglots qu’on verse dans un autre quartier de la ville. Vous voyez une femme quitter son mari, et un mari tromper sa femme. Vous entendez le sanglot du monde. C’est votre paradoxe, votre responsabilité et votre contrat. Vous ne pouvez pas vous y soustraire et vous n’avez d’autre choix que de continuer.
A écrire ?
Oui, quoi d’autre ? Ecrivez, et vous pourrez aller à cette fête donnée en l’honneur de Páll d’Oddi, d’Elvis et pour célébrer la vie.
Ecrivez. Et nous n’oublierons pas.
Ecrivez. Et nous ne serons pas oubliés.
Ecrivez. Parce que la mort n’est qu’un simple synonyme de l’oubli.

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