« La solitude des femmes orientales est un désastre civilisationnel, » nous dit Abnousse Shalmani. Quelle solitude alors que celle de la femme qui s’oppose aux conventions, qui revendique sa liberté, qui renonce à la maternité pour s’adonner sans limites à sa poésie ? Dans l’Iran des années soixante, rares sont les modèles d’émancipation pour Forough Farrokhzad. Alors quand elle rencontre Cyrus, surnommé La Tortue, et qu’il commence à lui raconter la vie de Marie de Regnier, fille de José-Marie de Heredia, qui régna sur le Paris littéraire de la Belle Epoque, elle se prend de passion pour cette femme que rien n’arrête. Deux vies qui n’ont rien à voir pour deux femmes qui ont tout en commun – la passion, le talent, l’intelligence, la soif de liberté.

Alternant les destins, Abnousse Shalmani nous raconte de sa plume virtuose ces deux femmes méconnues, l’Orientale et l’Occidentale, chacune définie par son histoire et le monde dans lequel elle grandit, chacune devant composer avec ce qu’on attend d’elle, même en cherchant à s’en détacher totalement. La Tortue raconte petit à petit des bribes de la vie de Marie, grâce notamment aux poèmes érotiques laissés par son grand amour, Pierre Louÿs. C’est irrévérencieux, inadmissible dans la société iranienne de l’époque – pas encore celle de Khomeiny mais déjà corsetée de règles et de traditions, restreignant déjà largement la place et le rôle des femmes. Les destins se croisent mais ne s’entremêlent jamais, malgré l’occasion qui finit par se présenter. Marie restera cette étrangère romanesque, cette déesse hors du temps qui vécu selon ses termes et n’en fit jamais qu’à sa tête.

Le talent de conteuse d’Abnousse Shalmani s’exprime dans toute sa splendeur ici où elle parvient à créer un véritable récit à partir de deux histoires qui n’avaient rien en commun au premier abord. Jouant de parenthèses, elle introduit Forough dans l’histoire de Marie, Marie dans celle de Forough, créant des passerelles, des impacts de l’histoire de l’une sur la vie de l’autre, laissant cette rencontre de papier chambouler le quotidien bien réel d’une femme privée de sa liberté artistique et cherchant à la conquérir à tout prix. Un beau récit dont je retiens de nombreux passages magnifiquement écrits, destiné à tous les férus de poésie nostalgiques de l’âge d’or des lettres françaises.


Résumé de l’éditeur:

Téhéran, 1955. A la suite d’une lecture de ses poèmes, le regard de Forough Farrokhzad (1934-1967), égérie des milieux littéraires iraniens qui n’a que vingt ans, est accroché par celui d’un jeune homme. Elle s’apprête à repousser les avances de Cyrus, ou la Tortue, comme elle le surnomme, et ignore qu’il va bouleverser son existence. Erudit, francophile, Cyrus lui traduit en persan les poèmes de Pierre Louÿs tout en lui racontant la vie du poète et celle de son grand amour, Marie de Régnier.
A travers celle de Marie, Forough entrevoit la vie dont elle aurait rêvé. Gracieuse, intelligente, perverse, la fille du grand poète José-Maria de Heredia est une des reines de la très libre Belle Epoque, tout Paris se l’arrache. Elle collectionne amants et maîtresses, publie sans cesse et s’amuse dans les salons les plus prestigieux. La poétesse iranienne, elle, mariée à 16 ans à un artiste sans fantaisie, est bridée par sa famille, son militaire de père et les mœurs de son pays. Tout le monde s’épie, tout se sait. Mais Forough ne sait qu’être libre et provoque scandale sur scandale au fil de la parution de ses recueils. Elle célèbre la chair, la vie, l’émancipation et ne se renie pas. Toute son existence, Forough cheminera avec l’histoire de Marie de Régnier et de Pierre Louÿs au cœur, au point de venir à Paris avec Cyrus, sur les traces des deux amants et de leur cohorte d’amis, Claude Debussy, Marcel Proust, Léon Blum, Liane de Pougy et Nathalie Clifford-Barney. Sa mort tragique, à 32 ans, mettra un terme à son œuvre d’une immense intensité, qui en fait sans aucun doute la plus grande poétesse de l’Iran contemporain.
Dans ce roman puissant et subtil, au rythme effréné, Abnousse Shalmani met en regard les vies extraordinaires de ces deux écrivaines qui firent toujours le choix de la passion, amoureuse, poétique ou purement sensuelle, au risque de s’en brûler les doigts. Une ode très contemporaine à la liberté artistique et à celles qui ne renoncent jamais, en Occident comme en Orient.


Qu’elle soit sage et enfermée, enthousiaste et vivante, vertueuse et silencieuse ou excentrique et franche, elle finira toujours à terre. Elle n’a que trop regardé la vie à travers les limites des fenêtres. Elle enjambe la fenêtre, elle se laisse tomber dans l’herbe, et après un regard vers ce qui a été , elle s’éloigne sans amertume. Elle hésitera encore, regrettera parfois, souffrira régulièrement comme ceux qui ont choisi de prendre le risque de vivre, mais elle n’aura plus jamais de ces excès de vertu masochiste. Forough Farrokhzad vient de choisir sa vie.

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