10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange, Elif Shafak
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Publié le 27 février 2020
🙋🏼Grand Prix des Lectrices Elle 2020
Alors que Tequila Leila, prostituée à Istanbul, s’apprête à rendre son dernier soupir dans une benne à ordures, elle espère que ses fidèles amis sauront la retrouver, et lui offrir une sépulture digne de ce nom. Avec nostalgie, elle profite des ces dernières 10 minutes et 38 secondes pendant lesquelles l’activité cérébrale continue malgré l’arrêt du cœur pour se souvenir des goûts et des odeurs qui ont marqué sa vie, ont fait d’elle ce qu’elle est devenue, et lui ont donné cette famille d’adoption inestimable : Sabotage Sinan, Notalgia Nalan, Zaynab122, Jameelah et Hollywood Humeyra.
Ce nouveau roman d’Elif Shafak, auteure turque de renom dont j’apprécie autant les livres que les discours, n’est pas seulement une plongée dans les bas fonds d’Istanbul, une étude sociologique des mécanismes à l’oeuvre pour transformer une jeune fille campagnarde de bonne famille en prostituée perdue. Comme souvent dans les contes orientaux, l’histoire n’est qu’un prétexte à l’évocation de thèmes bien plus vastes : la condition féminine en Turquie, la libération sexuelle des années 70, les combats pour l’égalité de tous, la Guerre Froide au Moyen-Orient, les liens familiaux et amicaux, les conflits religieux, l’inconnu de la vie après la mort et bien sûr, le charme éternel d’une ville millénaire à nulle autre pareille – Istanbul. Nains, transsexuels, homosexuels reniés par leurs familles, hétérosexuels aux rêves piétinés et aux vies cachées, c’est toute une panoplie de personnages victimes de la tradition turques qui s’exposent ici sans le moindre filtre, attachants et terriblement vivants.
Si j’ai préféré la douce évasion de la première partie, j’ai énormément apprécié de retrouver la plume d’Elif Shafak, mais surtout son amour inconditionnel pour Istanbul, que je partage depuis de nombreuses années. Jouant sur l’ensemble de nos sens, elle nous immerge entièrement dans cette ville aux multiples facettes, dans cette culture incroyablement riche et malheureusement injuste avec tant de Stambouliotes. C’est avec un texte chargé politiquement qu’Elif Shafak nous révèle Istanbul dans toute sa splendeur et ses contradictions, à jamais au carrefour de l’Orient et de l’Occident.
Et si notre esprit fonctionnait encore quelques instants après notre mort biologique ? 10 minutes et 38 secondes exactement. C’est ce qui arrive à Tequila Leila, prostituée brutalement assassinée dans une rue d’Istanbul. Du fond de la benne à ordures dans laquelle on l’a jetée, elle entreprend alors un voyage vertigineux au gré de ses souvenirs, d’Anatolie jusqu’aux quartiers les plus mal famés de la ville.
En retraçant le parcours de cette jeune fille de bonne famille dont le destin a basculé, Elif Shafak nous raconte aussi l’histoire de nombre de femmes dans la Turquie d’aujourd’hui. À l’affût des silences pour mieux redonner la parole aux « sans-voix », la romancière excelle une nouvelle fois dans le portrait de ces « indésirables », relégués aux marges de la société.
Istanbul était une illusion. Un tour de magicien raté.
Istanbul était un rêve qui n’existait que dans l’esprit des mangeurs de haschich. En vérité, il n’y avait pas d’Istanbul. Il existant de multiples Istanbuls – en lutte, en rivalité, en collision, chacune sachant qu’à la fin, une seule pouvait survivre.
Il y avait, par exemple, une Istanbul ancienne, qu’on traversait à pied ou en bateau – la cité des derviches itinérants, des diseurs de bonne aventure, marieuses, marins, peigneurs de coton, batteurs de tapis, porteurs avec leur sac d’osier sur le dos… L’Istanbul moderne – une expansion urbaine sillonnée par des voitures et des motos qui se ruaient en tous sens, des camions de chantier chargés de matériaux destinés à construire encore plus de centre commerciaux, de gratte-ciel, de sites industriels… L’Istanbul impériale contre l’Istanbul plébéienne ; l’Istanbul mondiale contre l’Istanbul provinciale ; cosmopolite contre chauvine ; mécréante contre pieuse ; une Istanbul phallocrate contre une Istanbul féminine qui s’était choisi Aphrodite – déesse du désir mais aussi du conflit – pour symbole et protectrice…
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Tagué:Editions Flammarion, Elif Shafak, Istanbul, Turquie
« Soufi mon amour » est dans ma PAL depuis des lustres, il va falloir que je l’en sorte 🙂
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