Dès la première page, Etaf Rum nous prévient que quelque soit le nombre de livres que nous avons pu lire, cette histoire n’est pas de celles que nous avons déjà entendues – et je ne peux que lui donner raison. C’est une histoire vieille comme le monde, l’histoire de femmes écrasées par le poids des traditions, captives de leur fonction reproductrice dans un foyer qu’elles n’ont pas choisi, incapables d’influer sur le cours de leur vie, faute de moyens intellectuels et financiers adaptés. Dans ce roman choral d’une grande sensibilité, ce sont trois générations de femmes palestiniennes qui prennent la parole pour dénoncer l’immobilisme de ces traditions patriarcales, traditions souvent attribuées, à tort, à la religion musulmane.

Il est extrêmement choquant de voir la grand-mère, la mère et la fille aux prises avec les mêmes difficultés, prêtes à se soumettre aux pires atteintes à leur liberté afin de ne pas froisser leur communauté et leur famille – d’autant plus quand Deya nous raconte ses choses à l’aube du XXIème siècle. Certains passages sont d’une violence inouïes, violence verbale, psychologique et physique, mais ces femmes restent de marbre, baissent les yeux dans une acceptation silencieuse, la seule issue pour elles qui n’ont aucun échappatoire. Le fait d’être émigré dans un pays libre et démocratique ne change malheureusement pas leur condition, les gardant recluses dans une communauté fermée, consignées à résidence, sous surveillance de leurs maris ou de leurs fils.

Tout au long du récit, Etaf Rum parvient à nous garder en haleine en laissant planer le doute sur le destin d’Isra, au point que la fin tombe comme un couperet – nous pensions avoir tout vu, tout compris, mais le pire restait à venir. Elle souligne également le pouvoir de la littérature, pour ces femmes privées d’horizons et de rêves, un échappatoire salutaire, parfois nécessaire pour les encourager à s’élever au-dessus de leur condition. Elle montre avec beaucoup de pédagogie les conflits intérieurs des hommes qui imposent ces traitements aux femmes de leur entourage et souffrent eux aussi des attentes familiales pesant sur leurs épaules.

Roman impensable et indispensable, Le Silence d’Isra nous dévoile une réalité méconnue et souvent ignorée, une souffrance ancrée dans les traditions et incroyablement difficile à combattre.


Résumé de l’éditeur :

PALESTINE, 1990. Isra, 17 ans, préfère lire en cachette et s’évader dans les méandres de son imagination plutôt que de s’essayer à séduire les prétendants que son père a choisis pour elle. Mais ses rêves de liberté tournent court : avant même son dix-huitième anniversaire, la jeune fille est mariée et forcée de s’installer à Brooklyn, où vivent son époux et sa nouvelle famille.

La tête encore pleine de chimères adolescentes, Isra espère trouver aux États-Unis une vie meilleure mais déchante vite : les femmes sont cloîtrées à la maison, avec les enfants ; les maris, peu loquaces, travaillent jour et nuit. Invisible aux yeux du monde, la jeune fille autrefois rêveuse disparaît peu à peu face à la tyrannie de sa belle-mère et la pression étouffante de devoir donner naissance à un fils. Mais comble du déshonneur, Isra ne met au monde que des filles, dont la fougueuse Deya…

BROOKLYN, 2008. Deya, 18 ans, est en âge d’être mariée. Elle vit avec ses sœurs et ses grands-parents, qui lui cherchent déjà un fiancé. Mais la révolte gronde en Deya, qui rêve d’aller à l’université et se souvient combien sa mère était malheureuse, recluse et seule. Alors qu’est révélé un secret bien gardé, Deya découvre que les femmes de sa famille sont plus rebelles que ce qu’elle croyait et y puise la force de changer enfin le cours de son destin.

Dans ce premier roman aux accents autobiographiques d’une force inouïe, Etaf Rum pose un regard toujours nuancé sur la force libératrice de la littérature pour les plus faibles et les opprimés et sur les conflits intérieurs des femmes d’aujourd’hui, prises en étau entre aspirations et traditions.


Je suis née sans voix, par un jour nuageux et froid à Brooklyn. Personne ne parlait jamais de ce mal. Ce n’est que des années plus tard que j’ai su que j’étais muette, lorsque j’ai ouvert la bouche afin de demander ce que je désirais : j’ai alors pris conscience que personne ne pouvait m’aider. Là d’où je viens, le mutisme est la condition même de mon genre, aussi naturel que les seins d’une femme, aussi impératif que la génération à venir qui couve dans mon ventre. Mais jamais nous ne vous l’avouerons, bien entendu. Là d’où je viens, on nous apprenait à dissimuler notre condition. On nous apprenait à nous réduire nous-mêmes au silence, on nous apprenait que notre silence nous sauverait. Ce n’est que maintenant, bien des années plus tard, que je sais que tout cela est faux. Ce n’est que maintenant, en écrivant cette histoire, que je sens venir ma voix.

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