
16 juillet 2016. Le coup d’Etat militaire vient d’échouer en Turquie, renforçant par son échec le pouvoir du président Recep Tayyip Erdoğan, déjà largement sorti du cadre démocratique. Impuissants, Simon, Claire, Anouche et Ferhat assistent depuis Istanbul à l’installation progressive d’une dictature maquillée sur cette ville à la beauté millénaire. Avec un style mêlant habilement le romanesque au documentaire, Samuel Aubin retrace les événements successifs ayant permis à Erdoğan d’asseoir petit à petit son despotisme, tout en conservant le soutien d’une large partie de la population turque.
Si le début du livre peut sembler légèrement abrupt, par son côté très factuel et la somme de détails apportés par l’auteur, il bascule rapidement vers une forme beaucoup plus romanesque, notamment grâce aux personnages d’Anouche et de Ferhat. Démocrates convaincus, illustrations vivantes des minorités kurdes et arméniennes, avocats de l’unité des peuples et de la tolérance, ils sont les piliers de cette intrigue, les héros de cette Histoire contre laquelle ils ne peuvent plus rien. Par leur couple et leurs combats, Anouche et Ferhat sont la personnification parfaite des conflits politiques sous-jacents de la Turquie moderne et des cicatrices profondes qui affectent encore le pays.
Face à eux, Simon, français installé à Istanbul, joue le rôle de miroir sans tain pendant une bonne partie du livre, avant de devenir acteur lui aussi, lors que sa femme refuse de passer une minute de plus dans un pays où des bombes sautent à tous les coins de rue. C’est d’abord une société divisée, au bord de la guerre civile que nous révèle cet observateur extérieur, où plusieurs nationalismes s’affrontent tout en combattant la gauche progressiste locale. C’est ensuite un autre point de vue sur les attentats de 2015-2016 que nous découvrons, une réalité différente de celle relayée dans les médias occidentaux, dans laquelle la Turquie est touchée chaque jour par des attaques du PKK, de Daech et autres groupuscules. Enfin, c’est sur une note d’amour infini que se termine ce livre, l’amour d’un homme pour une ville qui le dépasse, suspendue en l’Orient et l’Occident, fascinante dans ses contradictions, flamboyante dans son immortalité.
C’est en homme d’images que depuis 2013 Simon vit et travaille à Istanbul : documentariste, et formateur au sein d’une association française pour le développement du documentaire, il ne se lasse pas de capter le charme et la beauté vétuste et poétique de la ville. À Beyoğlu, son quartier de prédilection, et à travers les projets de films élaborés par ses étudiants, il observe le foisonnement des histoires, le brassage des origines, la mixité des confessions. Mais ces derniers mois, dans cette ville aussi magique qu’indéchiffrable, quelque chose s’est tendu. Simon perçoit la montée de la violence, du terrorisme, puis le surgissement d’une dérive répressive qui met en jeu toutes les libertés – jusqu’au simple droit de dire et documenter le réel. Car le pays bascule avec le putsch de juillet 2016, son gouvernement autoritaire, ses arrestations arbitraires…
De la fascination au témoignage, ce livre nous donne à saisir, ressentir Istanbul dans l’œil du cyclone. Avec beaucoup de modestie – et la légitimité de celui qui reste et revient sans cesse –, l’auteur nous guide de ruelles en rivages, au plus près de ce peuple de résistants.
Simon ne veut rien abandonner de ces années. Même pas la galère du début. Même pas les fantasmes naïfs d’une ville d’avenir dans un pays à l’économie florissante et au régime politique original mêlant tradition musulmane et démocratie moderne. C’était les mots de la presse en France au début des années 2010 à propos de la Turquie.
Est, Ouest, passage, pont, mélange, porosité. Tous ces mots avaient à voir avec leur désir d’habiter ici. Simon et Claire en étaient persuadés, c’était le pays qui allait faire le lien entre l’Occident et l’Orient, entre le monde musulman et le monde chrétien. Ils voulaient partir réinventer leur vie.
Il ne reste plus rien de leur fantasme. Istanbul est beaucoup plus belle qu’imaginée. Et aussi plus cruelle, plus dure, plus dégoûtante.
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