Depuis l’au-delà, August Michelson, ou Mihklisoo comme il s’est nommé lui-même pendant la parenthèse républicaine qu’a connue l’Estonie, décide de nous raconter sa vie, sans garantie aucune de nous dire la vérité, et avec la théâtralité parfois surjouée mais toujours amusante d’un acteur dans l’âme. Il nous parle de ses débuts sur les planches, de sa vie d’ouvrier puis de celle d’acteur qu’il commença par un heureux hasard et grâce à laquelle il rencontra la femme de sa vie. Marquée par les rebondissements politiques d’un pays sans cesse occupé, cette vie ne fut pas toujours rose mais notre narrateur s’applique à en retirer les côtés positifs, et les moments de franche rigolade, même au plus fort de la guerre, et à souligner l’incroyable espoir que maintenait l’Estonia, leur théâtre, dans le coeur des habitants.

Premier livre d’Andrus Kivirähk que je lis, Le papillon m’a séduite par son ton décalé, avec ses interpellations directes au lecteur depuis le royaume d’outre-tombe, et ses constantes plaisanteries ironiques, et par l’astucieux mélange de réalisme et d’imaginaire. Alors que l’auteur semble maîtriser historiquement son sujet, il se focalise sur la vie des gens simples qui firent cette époque, racontant leur vie banale comme il aurait raconté celle de grands héros de la Résistance estonienne. Loin de vouloir en faire des exemples, il nous parle sans détours de leurs faiblesses et de leurs bêtises, nous rendant attachants ces quelques hommes et femmes qui continuèrent à vivre du mieux qu’ils purent alors que la mort rôdait non loin de leur théâtre.

Incorporant au récit quelques épisodes fantastiques, à coup de femmes-oiseaux et de loups-garous, Andrus Kivirähk brise le côté dramatique de son histoire de guerre et de combats, remettant un peu de magie dans une époque qui devait cruellement en manquer. En montrant le pouvoir d’évasion du théâtre, cette réalité annexe qu’il permet de créer pour libérer les hommes d’un présent trop lourd, il nous offre un message d’espoir intemporel et touchant, qui nous fait refermer ce livre le sourire aux lèvres.


Résumé de l’éditeur:

Estonie, début du XXe siècle. Un soir, au sortir de l’usine dans laquelle il travaille, August rencontre par hasard le directeur du théâtre l’Estonia. Il quitte son emploi d’ouvrier et intègre la troupe, qui s’avère aussi loufoque qu’hypersensible : Pinna, le fondateur, les comédiens Alexander, Eeda, Sällik, Oskar… mais aussi Erika, sa future femme, qui rejoint le théâtre peu de temps après lui. Elle symbolisera le Papillon, l’emblème du théâtre, en lui insufflant la légèreté dont le début de siècle prive le pays. Les planches de l’Estonia sont bientôt le seul lieu où la liberté et l’amour peuvent encore résonner, où les rires de l’amitié, les jeux et l’espièglerie ont encore leur place. Mais le théâtre, comme le papillon, est gracile : la brutale réalité du monde s’y invite, et, aux alentours, le chien gris qui la représente rôde et menace de soumettre cette troupe de rêveurs solidaires à la violence, à la séparation et à la mort.


Une illusion, de part en part, voilà ce qu’était cette vie que nous montrions sur scène : une illusion de toute beauté ! Si quelqu’un mourait, c’était élégamment, dans son lit, dispensant aux pleureurs rassemblés autour de lui quelques paroles édifiantes et pardonnant à ses ennemis le mal qu’ils lui avaient fait ; aucune bombe ne réduisait qui que ce soit en miettes, personne ne hurlait au fond d’une tranchée, en proie à une cruelle agonie. Il est facile de comprendre pourquoi le chien gris courait autour du bâtiment en glapissant férocement et pourquoi, lorsqu’il apercevait un comédien, ses poils se dressaient sur son échine. Derrière les murs de l’Estonia, on vivait une vie qui ne se pliait pas à ses lois ; c’était une tour d’ivoire, pour l’escalade de laquelle ses griffes s’avéraient trop émoussées. C’était une cita­delle.

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